Gaël Clariana l photographe
À la limite
photographie d'une résidence menée à Lille
2002
Dans notre monde contemporain, c’est sans doute la photographie et ses acteurs qui ont permis d’agrandir la notion de paysage. Bustamante, Moulêne et d’autres artistes se servent de ces espaces interpoles des zones limitrophes urbaines pour augmenter le regard du spectateur. Chaque cité, dans son pourtour, à sa lisière, vient s’évanouir dans ce qui sera peu aprés la campagne. On évite de regarder ces coins touffus de détails embarrassants rejetés par les villes, ce déversoir du trop plein de sens qui n’en ont plus. La borne, des sacs, des détritus de tous ordres ponctuent les massifs opaques de feuillage et font croire en une disparition possible de l’humanité. D’ordinaire, on préfère voir les espaces où tout se développe avec harmonie, avec ce goût paysagé, voire
pittoresque où l’homme célèbre la nature pour jouir de sa capacité à organiser le monde. Le faire voir aussi. Gaël Clariana scrute ses zones, “la zone”, et en les photographiant dans un cadrage serré et montré dans un format réduit, agit en entomologiste. Cela nous oblige à nous approcher,
à examiner les détails de cette foison de ronces, à devenir si proche de la reproduction que l’on se surprend à chercher un indice qui clôturerait cet examen pour comprendre ce qui nous intrigue dans ces images. Rien ne surgit et bientôt, dans ce regard collé à l’image, on s’aperçoit qu’on a perdu l’ampleur du paysage mais trouvé un cheminement particulier pour pénétrer dans un ordre différent de l’oeuvre. Ce n’est pas le coeur de la ville qui vient à nous mais les moments vides et perdus qui enserrent nos habitudes. On comprend vite que le réel se développe et prend pied dans cette quête du “punctum” de Roland Barthes qui se transforme en son “studium”. Pas d’indice mais le théâtre d’un évènement en attente. Alors, on refait trois pas en arrière, et brusquement on saisit que ces images nous apprennent que la notion du sujet, du bon sujet en photographie a bien changé. Sur le plan des valeurs attribuées au rôle de la photo, apparaît une censure voire une déchirure dans ce qui est considéré comme l’image dominante de la ville. En pointant ces paysages désolants, ces anomalités du sujet, “circuler rien à voir”, de ces lieux que l’on traverse sans les regarder tant ils sont poignants et non pas vides, le photographe nous force à ralentir l’évitement et nous pointe que les facéties des villes modernes sont des moments qu’il faut voir avec attention puisqu’il révèlent notre conception d’une beauté en devenir. Il y a du réel là dedans, peut-être plus qu’ailleurs puisqu’il ne se représente pas mais s’abandonne dans la présentation d’un nouveau registre brutal sauvage mais si riche. L’objectif du photographe grossit l’effet de réalité, le regard est forcé de voir.
Marie Claire Sellier. Nov/déc 2002